Le conte de Noël qui en dit long sur notre époque

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9 décembre 2022
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"Rêver, vraiment ? Quand les poules auront des dents !"

Un conte pour petits et grands, sur un autre thème du vivant. Extrait de « Jour de Fête, la revue qui met tout le monde à table ». Par Un Plus Bio bien sûr. Illustrations Julie Jup.

Soudain, un vif éclair doublé d’un grand fracas plonge le vaste hangar dans le noir total. Cris d’effroi dans la basse-cour. Suivent quelques  caquètements, un peu moins forts, puis des murmures d’interrogation.  Enfin un silence profond s’installe.

On n’y voit plus rien, les néons blafards qui jouaient sans talent le rôle d’un soleil menteur se sont tus. Tiens, ça doit donc être la nuit, se dit une partie des  locataires du vaste bâtiment. Ou bien le jour, objectent les autres. Va savoir, bien maline qui pourrait répondre à une telle question : quand on vit dans un élevage clos, au sol, sans accès à l’extérieur, entassées les unes sur les autres par milliers, entre une litière pleine de fientes pour seule promenade et des dortoirs métalliques, le jour ou la nuit, au fond, on a un peu oublié ce que c’était.

Au milieu de l’épaisse foule des congénères exténuées qui commencent à piquer du nez -ou du bec, soyons précis-, deux poules profitent de cet étonnant moment de calme pour nouer, à voix basse, une conversation, et s’évader un peu. Suzie et Delaire sont deux poules pondeuses, rousses comme les 12 000 autres de cet élevage, issues de différents croisements génétiques qui en font aujourd’hui des championnes de la ponte : un œuf par jour, jusqu’à six jours sur sept.

Suzie est la plus dégourdie des deux. Elle a toujours un regard critique et le mot pour rire, ces petits plus qui font souvent la différence au sein du groupe. Non pas qu’elle soit particulièrement espiègle, qui pourrait l’être ici ? Mais il faut le savoir, même lorsqu’elles sortent des couvoirs et poussinières industriels, les jeunes poules n’en conservent pas moins à vie des traits de caractère qui peuvent différer de l’une à l’autre.

D’instinct grégaire, elles sont très sociables, à condition qu’elles disposent d’un minimum d’espace pour vivre et que le groupe ne soit pas démesuré. Autrement, comme ici, elles sont souvent stressées, s’ennuient énormément et peuvent même devenir agressives, raison pour laquelle on leur épointe généralement le bec dès après la naissance.

Tout cela, Suzie le sait, intuitivement. Elle dit toujours qu’il y a des choses qui clochent et qu’on pourrait faire autrement. Delaire, elle, est plus timide. Tempérament réservé, beaucoup moins rebelle. Elle suit facilement les autres et on ne la voit jamais tenter d’atteindre le haut du perchoir. Même aux mangeoires, elle se laisse doubler par de plus affranchies. Du coup, elle est un peu plus maigre, sans être chétive. Gentille, mais peureuse.

– Rhôô dis donc, soupire Suzie, ça fait du bien un peu de calme, non ? C’est pas que j’aime pas la vie de groupe, mais des fois, c’est bon quand ça s’arrête…

– Je sais pas ce que c’était que ce grand boum, mais en effet on s’entend moins crier, c’est reposant, répond Delaire.

– Ça fait combien de temps déjà qu’on vit ici ? Trois ou quatre mois, je crois bien. Pfff, va falloir endurer ça encore longtemps ? Les premiers mois n’étaient déjà pas terribles avant d’arriver ici… Personne ne nous dit jamais rien et on est là, jour après jour, à courber l’échine, à pondre comme des malades. Y en a marre…

– En même temps, on est toutes ensemble, on se serre les coudes, et au moins ici on est à l’abri des prédateurs. Enfin je dis ça…

– Ah oui, tu trouves ? Tu penses que c’est bien, toi, de passer ta vie à manger des trucs que, même dans la nature, tu ne mangerais pas ? Leurs graines oranges, jaunes et vertes, passe encore, mais franchement, c’est quoi cette espèce de farine et ces pellets compressés, on dirait qu’ils rajoutent des produits dedans… Résultat des courses, pour faire des œufs tous les jours, ça marche bien, mais question diversité et fraîcheur dans l’assiette, il y a mieux.

– Bah tu en sais plus que moi, là, je ne sais pas quoi te répondre. S’ils nous donnent ça, c’est sûrement que c’est bon pour nous, ça doit être équilibré.

– Équilibré ? Tu rigoles, Delaire. Imagine un moment, si on vivait ailleurs. Tiens, imagine que, demain, on se retrouve dehors, à l’air libre. Ima…

– Vivre dehors ?, l’interrompt Delaire, mais tu es folle, on ne survivrait pas cinq minutes : le vent, la pluie, la neige, le froid, le soleil qui tape en été. Sans compter qu’on se ferait manger toutes crues dès la première nuit venue,
ah non très peu pour moi.

– Non mais attends, je te demande d’imaginer seulement. Déjà, pour manger, on aurait tout le sol autour de nous à gratter. (Prenant alors un air rêveur). Oui, l’immensité de la nature comme terrain de jeu. Rien à voir avec cette litière pleine de crottes et ces petits tapis en plastique qu’ils nous ont amenés, soi-disant pour nous défouler. D’ailleurs, regarde nos pattes, tu vois bien qu’elles ne demandent qu’à bouger. Dehors, ce seraient de vrais outils de chantier. Avec, tu peux trouver des graines enfouies dans le sol, dégoter des petits vers de terre et des larves d’insectes. Et puis, tu as tous ces petits animaux qui courent par terre, les araignées, les coléoptères, ou encore ces jeunes
escargots, les plus faciles à choper.

– Beurk !!! Tu veux dire manger des insectes avec leurs pattes et des animaux tout mous ? Vivants en plus ?

– Eh oui, Delaire, on est des omnivores, faut s’en rappeler. Je n’oublie pas non plus les baies, les fruits qui tombent des arbres… Si aujourd’hui on n’a pas accès à tout ça, c’est parce que ceux qui nous ont parquées ici, ça leur coûterait trop cher, et puis on serait moins productives, nos oeufs seraient pas forcément tous les mêmes, ce ne serait pas bon pour leur trafic… Bref, je continue. On pourrait aussi faire des trous dans le sol pour se caler et s’envoyer de la poussière sous les ailes.

– Et pourquoi faire ? C’ est sale, ça.

– Mais non, fais parler ton instinct enfin, c’est comme ça qu’on se nettoie dans la nature, ça chasse la vermine et surtout les poux, tu sais, ceux qui nous grattent en permanence et qui tombent raides quand on a bu cette eau de mauvais goût qui passe dans les tuyaux, là.

– C’est vrai qu’elle est souvent amère, l’eau d’ici, dit Delaire en se frottant le bec sous les plumes.

– Vivre dehors, avec quelques copines, ce serait vraiment formidable. On pourrait même fréquenter des garçons, attends, je te les décris : beaux gosses, bien costauds, la crête imposante, un regard de crooner italien, de grandes plumes
bigarrées. Ils nous feraient la cour, chanteraient tous les matins pour nous prévenirdu petit-déjeuner. On découvrirait l’amour, et même la possibilité de faire des enfants !

– Faire des enfants ? Mais comment on fait ça ?

– Avec nos œufs, patate ! Tu ne savais pas que les œufs, en fait ce sont nos propres ovules qui, si on ne nous les volait pas chaque jour, serviraient à nous reproduire ? Dis donc, Delaire, tu ne connais vraiment pas ton corps.

– Ah là, franchement, tu m’en apprends de belles. Moi qui les vois rouler et disparaître tous les matins sur le grillage incliné de cette étagère ! Tu veux dire que mes œufs, ça pourrait être mes enfants ? C’est fou !

– Eh oui Delaire, tu es une poule, une vraie, et pas seulement une machine à produire au bénéfice de ceux qui nous séquestrent. Au fond, ce gros boum a au moins le mérite de t’ouvrir les yeux.

– Mais dis, dans ton rêve, là, qu’est-ce qu’on ferait d’autre de nos journées, sans toutes les copines, on finirait par s’ennuyer, non ?

– Tu plaisantes, c’est tout le contraire. Déjà, on aurait le droit de voir le vrai soleil, cette boule de feu collée au fond du ciel qui nous réchaufferait les plumes en hiver et dont on se protégerait en été. Tous les jours on se lèverait et on se coucherait avec lui. Et les jours plus longs, on pourrait pousser la balade jusqu’ à l’étang.

– Vu comme ça, ça a l’air rudement bien.

– Et puis, on aurait tout le loisir de se promener dans les champs, les jardins, au milieu des herbes sauvages. On se hisserait sur de vraies branches pour une sieste ou pour la nuit, à l’abri des renards… On pondrait quand on aurait envie de pondre, on ferait des concours de vol plané, ah ah, oui Delaire, on pourrait même voler, ou du moins essayer !

Alors que nos deux poules gloussent d’une joie de vivre retrouvée, un clac retentit du fond du hangar tandis que se raniment les néons et leur froide lumière. L’homme à la combinaison blanche et aux bottes vertes, familier de passage, fait une brève inspection de l’élevage à présent réveillé qui se remet à caqueter, puis repart.

– Mince, Delaire, je crois que c’en est fini pour aujourd’hui, souffle Suzie. Pour nos rêves d’évasion, faudra repasser.

– C’est vraiment trop moche, Suzie, j’étais partie loin là, avec toi, avec les copines, c’était un vrai « Jour de Fête » ! Bon, y a plus qu’à attendre la prochaine panne géante.

FIN

Un conte écrit par Jean-Poul Ailler.

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