Quand Jean-Claude Carrière nous racontait sa sévère aversion pour la pizza

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10 février 2021
Trois questions à...

[Hommage] – Un artiste s’en va, les mots restent. La disparition de l’écrivain, scénariste et conteur de génie Jean-Claude Carrière, lundi à l’âge de 89 ans, nous a touchés à Un Plus Bio.

Curieux, gourmand, épicurien, il nous avait accordé une interview dans un de nos magazines, le temps passe vite, c’était en 2013, une époque où le bio à la cantine n’était encore qu’une vue de l’esprit !

Un Plus Bio : De quoi était composé votre petit-déjeuner ce matin ?

Jean-Claude Carrière : Eh bien écoutez, je ne l’ai pas encore pris (l’entretien a lieu à 10 h du matin) ! Mais je m’apprête comme chaque jour à boire un jus de grenade iranien (ma femme est iranienne) certifié bio, il paraît que c’est réputé riche en antioxydants, après quoi je mange une mixture composée d’un yaourt, de farine de sarrasin, de pruneaux et de miel. Je ne suis pas très croissants ni sucreries, ou alors quand je suis dans un hôtel où je commets quelques écarts.

Justement, est-ce difficile de manger hors de chez soi, surtout quand on voyage beaucoup ?

Non, au contraire. La curiosité pour les autres cultures, c’est l’histoire de ma vie. L’alimentation d’un peuple n’est pas qu’une affaire de traditions, elle fait partie de sa substance. Je pense foncièrement qu’on devient ce qu’on mange. Dans ce contexte je m’adapte sans mal à la nourriture des pays et des gens que je rencontre. Par exemple, vous ne me verrez jamais manger un camembert à Mexico !

Plus sérieusement, de toutes les cuisines que je connais, je suis extrêmement séduit par la cuisine orientale. Mon corps s’est habitué à la cuisine indochinoise, indonésienne, indienne, vietnamienne. La cuisine japonaise, plus particulièrement, me semble la plus élaborée du monde. Il faut dire que j’y ai été initié par un Japonais qui s’y intéresse lui-même de près. En revanche, il existe des types de cuisine internationalisée que j’ai en horreur dont l’un des exemples est… la pizza ! Avec sa pâte molle, son fromage dégoulinant fondu et ses trois bouts de tomates congelés, non ! Ou alors si j’en mange une, c’est uniquement à Nice chez une grande amie qui tient un hôtel, Sophie Rigon. Elle, elle prépare une pizza délicieuse, mais sèche et sans fromage… Bon je dis cela mais je ne suis pas un dogmatique, vous comprenez ? Les arguments peuvent même se retourner. Ainsi une fois, j’étais invité à dîner à Tokyo dans un restaurant qui servait une carte très internationale. Sur le menu, je vois marqué « rouille de Camargue ». Eh bien j’ai essayé et, à ma surprise, c’était très bon !

Avez-vous des souvenirs de « cantine » ?

Oui, et j’y vais encore régulièrement. En ce moment, une fois par semaine ou presque, je déjeune à celle de l’Institut d’astrophysique de Paris. On y a le choix entre plusieurs plats préparés le jour-même. Mais dans ces cas-là, je mange très peu, je contrôle mon appétit. Car même chez les astrophysiciens, on ne peut pas s’attendre à une cuisine d’extraterrestre ! D’une manière générale, je me méfie de la cuisine préparée en une fois pour un grand nombre de convives. Un festival de théâtre où 400 personnes mangent au même moment, servies par cinq ou six personnes, je n’aime pas. Dans un très bon bistrot près de chez moi à Paris, il y a trois ou quatre personnes au service et deux cuisiniers. Ils me disent toujours qu’à partir de 40 couverts, il devient difficile de bien cuisiner.

Pour moi, la « grande cuisine », ce sont les restes d’une ambition bourgeoise du XIXe siècle où l’objectif était de manger mieux que les aristocrates. Au fond ce qui me paraît repoussant est de vouloir manger pour se montrer, pour montrer qu’on est puissant et à la fin, pour montrer son ventre.

La restauration collective, c’est donc très peu pour vous ?

Je trouve que derrière ce terme se cachent des arguments d’une industrie agro-alimentaire selon lesquels faire moins cher aide à faciliter la diffusion…. J’ai toujours douté de ces arguments et je me dis que tout n’est sans doute pas exact dans ce qu’on nous dit des prix de revient. Je pense également qu’il n’y a rien de plus dur que de former le goût des enfants. Sans doute prennent-ils trop tôt des habitudes de repas en commun alors qu’il faudrait développer leur curiosité. Je me rappelle de ma fille qui, petite et venant en Inde avec moi, avait été désagréablement surprise par les épices. Aujourd’hui elle les aime, mais je comprends que l’étrangeté d’un goût puisse déranger.

Pour revenir au collectif, je ne vois pas comment cuisiner sans faire appel à des produits sains, de terroir, issus d’un environnement géographique et temporel proche. Il faut en effet faire marcher ensemble l’espace et le temps, un produit doit être de saison et fabriqué tout près de là où il est servi. Vous ne le savez peut-être pas mais c’est Rousseau qui, au XVIIIe siècle, a été un des premiers à le dire : évitons de consommer un produit venu de loin, il perd de sa saveur originelle. A cette époque, pensait-il, les transports faisaient perdre cet accord mystérieux entre le goût et la terre. Le retour à la nature que le philosophe prônait allait jusqu’à l’assiette.

Vous êtes né dans le Midi, et plus précisément dans l’Hérault, prenez-vous toujours plaisir à y manger quand vous y revenez ?

J’y vais deux ou trois mois par an, l’été, et oui je retrouve ce que j’ai connu dans l’enfance, des produits simples et de saison. Mon voisin m’apporte des paniers de légumes tout frais de son potager, je mange parfois un peu de sanglier, du lapin, même des poissons de rivière qui subsistent
localement. Mais comment faire ça à Paris ?

Vous avez parfois évoqué votre aversion pour la grande cuisine, vous parlez même de cuisine bourgeoise. Pourquoi ?

J’ai grandi dans une sorte de régime crétois, à l’huile d’olive, aux grillades simples, et j’ai en effet une répulsion envers ce qu’on appelle la grande cuisine française, ses sauces à la crème, ses soles normandes, ses repas expédiés en six ou sept services qui n’en finissent plus. Pour moi, ce sont les restes d’une ambition bourgeoise du XIXe siècle où l’objectif était de manger mieux que les aristocrates. Au fond ce qui me paraît repoussant est de vouloir manger pour se montrer, pour montrer qu’on est puissant et à la fin, pour montrer son ventre. C’est aussi pour ces raisons que j’aime la cuisine orientale. Lorsque je vais en Inde, je deviens quasiment végétarien. Mais encore une fois, je m’adapte aux cultures.

Est-ce que mieux manger relève du politique ?

Tout est politique en société et la résistance à la malbouffe doit commencer par soi-même. Le problème, c’est que dire non demande plus d’efforts que dire oui. Il est toujours plus commode de s’arrêter dans un restoroute sans se poser de questions que de se préparer soi-même des sandwiches. Pourtant, quand je me déplace, c’est précisément ce que je fais, et j’évite de m’y arrêter !

Recueilli par Julien Claudel

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