Reportage dans la région de Laguiole, en Aveyron

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22 mai 2023
Ils l'ont fait

L'Aubrac, un plateau de fromage solidaire

On voue souvent à la ruralité l’image d’une déprise agricole inexorable, doublée d’un intérêt modéré pour l’innovation. Rien de tout cela au sein de la coopérative Jeune Montagne, où les éleveurs du plateau de l’Aubrac sont parvenus à créer un écosystème d’un grand équilibre qui irrigue tout le territoire nord-aveyronnais.

Un reportage à retrouver dans « Jour de Fête »#2.

Le Laguiole, fromage à pâte crue séculaire au pays des burons.

Laguiole ? Tout au plus l’appellation d’un couteau de renom et d’un village touristique aveyronnais qui s’anime entre Pâques et Toussaint. Voilà pour la carte postale. Mais Laguiole est plus que cela. C’est à la fois le siège d’une histoire exemplaire de la coopération agricole et le nom d’une de ces pâtes pressées au lait cru entier, née dans un territoire de montagne où l’agriculture se résume à trois mots : pâturage, pâturage et pâturage. Ou, si l’on traduit en langage d’éleveur : viande et fromage.

Longtemps, l’image d’Épinal des plateaux volcaniques de l’Aubrac s’est limitée aux abris de bergers et « cabanes à fromage » à demi-enterrées au milieu des prairies : les fameux burons. Une histoire vraie, enracinée du Moyen-Âge au début du XXe siècle, où la petite région compta jusqu’à 1 200 buronniers. Le fromage était le seul produit intérieur brut qui permettait de subsister et de commercer avec la plaine, où on l’échangeait notamment contre du vin. « Les hommes à cette époque étaient durs à la tâche, les cabanes n’avaient pas l’eau ni l’électricité, et ils ne s’entendaient pas toujours entre eux », résume Géraud Valadier, éleveur au village de La Terrisse, à une dizaine de kilomètres au nord de Laguiole ; éleveur et surtout « fils de ».

L'étape du caillé, la première d'une belle aventure fromagère.

Car le nom de « Valadier, c’est le patrimoine de l’Aubrac », disait dans les années 1960 Edgard Pisani, l’ancien ministre de l’agriculture du général de Gaulle. André Valadier, le père de Géraud, est à l’origine de la renaissance du fromage Laguiole et de sa consécration par une appellation d’origine protégée (AOP). Il est aussi l’un des plus grands promoteurs de la tome fraîche dont on fait un plat devenu tendance : l’aligot. Entre autres chantiers, pourrait-on dire, car il fut aussi un personnage politique régional de premier plan. Alors que l’agriculture locale d’après-guerre décline vertigineusement, il est le premier à sonner le rassemblement des forces pour donner une nouvelle impulsion au territoire. Et invente une devise : « La tradition sans modernité est stérile, mais la modernité sans tradition est aveugle. ». Très tôt, il pense que si on ne met pas un coup d’arrêt à la saignée démographique des campagnes, il n’y aura point de salut. « À l’époque, avec quelques autres éleveurs, jeunes comme lui et vivant à la montagne, ils ont eu l’idée de créer la coopérative… « Jeune Montagne » », explique Serge Franc, paysan éleveur aux mains comme des battoirs dont le goût pour la coopération active est l’affaire d’une vie. « La coopération, ça consiste à mutualiser les intellects où le plus malin du groupe est toujours moins malin que le groupe lui-même », sourit-il.

Géraud Valadier et Serge Franc, gardiens de l'esprit "coopé".

Géraud Valadier, devenu en 2021 président de la coopérative, rappelle que cette aventure collective fut d’abord guidée par « le besoin de créer de la valeur ajoutée non délocalisable à partir du territoire, en traçant un schéma cohérent où chaque agriculteur a son mot à dire ». Tout le contraire d’une économie globalisée où le fermier se retrouve souvent dans un grand isolement, soumis aux fluctuations du marché et au bon vouloir des géants de l’agro-alimentaire.

« La coopération, ça consiste à mutualiser les intellects où le plus malin du groupe est toujours moins malin que le groupe lui-même. »

 

Ici, la tonne de lait se négocie à près de 600 €, quand le prix général en France atteint péniblement les 400 €. Les séances biquotidiennes de traite demeurent ainsi une source de plaisir. « Ce prix ne baisse jamais, confirme Yves Soulhol, le directeur de l’Union fromagère Jeune Montagne, il n’est pas indexé sur le cours des excédents laitiers, de la poudre de lait ou du beurre. » De quoi se protéger de la convoitise des majors de l’industrie du lait comme Lactalis ? « Je ne pense pas qu’il faille opposer les systèmes ni caricaturer les modèles, corrige Géraud Valadier. Le lait, où qu’on se trouve, se trait tous les matins, et quels que soient les acteurs impliqués, l’objectif est de stopper la déprise agricole en misant sur la reconquête de notre souveraineté alimentaire. » Tout le portrait de son père, le jeune homme. Comme son frère Jean, président de la communauté de communes de l’Aubrac, Géraud a toujours joué la carte du rassemblement. La politique est parfois un gène familial.

Après le pressage, la pâte dont on fera de nobles meules.

Quelque soixante ans après sa création, Jeune Montagne reste un exemple qui inspire le respect. Il y a d’abord cette fromagerie à Laguiole, une ruche aux 32 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel où fourmillent 150 salariés occupés à traiter le lait collecté chaque matin auprès des 75 fermes du périmètre de l’AOP. Cela représente plus de 120 éleveurs, qui travaillent seuls ou en Gaec, où les femmes ont d’ailleurs pris toute leur place en déjouant la tradition virile des burons. Ici comme ailleurs, la Jeunesse agricole catholique (JAC), le grand mouvement des campagnes qui a joué après-guerre un rôle moteur dans l’émancipation et la coopération des agriculteurs et de leurs conjointes, les mentalités ont évolué.

Parmi les initiatives vertueuses, il y a aussi cette unité de méthanisation, Méthan’Aubrac, à Sainte-Geneviève-sur-Argence, née à l’initiative de Ludovic Mazars, un éleveur qui s’intéressait à titre personnel à la valorisation des effluents de sa ferme. Là aussi, l’esprit « coopé » a aidé. Le méthaniseur récupère aujourd’hui les lisiers et fumiers des élevages pour produire de l’énergie (plus de trois millions de kW/h par an revendus au réseau) et fabriquer un compost de premier choix à épandre sur les prairies. La « Cuma » des éleveurs, coopérative d’utilisation de matériel agricole qui permet de plancher ensemble sur divers projets, est de la partie. Enfin, il y a le redémarrage de l’abattoir de Sainte-Geneviève, fermé une année faute d’activité et repris fin 2021 à la faveur d’un investissement du groupe privé Beauvallet, avec l’appui de l’Aris (Agence régionale des investissements stratégiques), une instance de la région Occitanie.

Les 150 salariés de Jeune Montagne génèrent un chiffre d'affaires annuel de 32 millions d'euros.

Ces réussites collectives ont toujours eu l’écologie comme alliée. « Ici la moyenne des élevages, c’est un hectare par vache et par an », détaille Serge Franc, soit le contraire des fermes intensives aux bovins hyper-spécialisés qui produisent du lait comme s’il en pleuvait. La production par tête se limite à 6 000 litres par an, un optimum qui permet de maîtriser le ratio production-consommation d’herbe sans recours aux achats extérieurs. Le cahier des charges de l’AOP proscrit l’ensilage et l’enrubannage, ces balles de fourrage humide conservées dans les champs sous plastique. Chaque éleveur fauche et sèche lui-même un herbage de première qualité, dont le profil protéinique apporte ce qu’il faut aux bêtes. Aux côtés de la race Aubrac, la vache suisse Simmental, dite aussi « vache Milka », a été implantée. Sa production de lait est parfaitement adaptée aux conditions locales : ni trop, ni trop peu.

La simmental, ou vache "Milka", a été importée de Suisse pour s'adapter merveilleusement à l'Aveyron.

L’environnement, mais aussi le social. Serge Franc aime manier deux paronymes pour éclairer les enjeux du métier : « Vivabilité et viabilité ». Pour la première, il s’agit de répondre à la problématique de la désaffection des jeunes pour l’agriculture. L’obligation de deux traites par jour, chaque jour de l’année, en rebute plus d’un. Jeune Montagne a donc créé un groupement d’employeurs constitué de cinq salariés, brigade mobile qui remplace au pied levé les fermiers sur leur ferme. « Cet outil est appelé à se développer car l’astreinte ne doit plus être une contrainte, les agriculteurs méritent d’être soutenus dans les coups durs comme lorsqu’ils souhaitent partir en vacances », défend Géraud Valadier. Le groupement est aussi un lieu de détection de futures vocations et de talents en vue d’assurer la relève. C’est le cas de Rémi Bessière, 20 ans, qui a repris en Lozère la gestion d’un troupeau à la suite du décès brutal de son père. L’élevage familial était orienté vers la filière viande mais il a tenu à l’ouvrir à la production de lait. Autant dire une folie, vu des voisins. « On s’est souvent moqué de moi parce que sortir du cadre, ça ne se fait pas », sourit aujourd’hui le jeune homme qui pense que « la diversification est une chance et surtout, j’aurais eu tort de ne pas rallier l’œuvre collective de Jeune Montagne et ces gens formidables qui participent à maintenir une agriculture haut de gamme sur le territoire. » Sur l’Aubrac, toutes les fermes sont adhérentes à Jeune Montagne, sans exception. Être ou ne pas être à « la coopé », telle n’est plus la question depuis longtemps dans le nord Aveyron.

Textes et photos : Julien Claudel

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