Edgar Morin : « Le consommateur détient la force du changement »
Philosophe et sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, Edgar Morin a publié de nombreux ouvrages et traité bien des sujets, de la science à la nature en passant par la politique.
Nous l’avons rencontré au début de l’automne, au Festival du livre de Mouans-Sartoux. Il nous a parlé de sa passion pour le gratin d’aubergines, mais pas seulement. Entrez dans son mode d’emploi pour une révolution joyeuse !
On parle de plus en plus de manger bio, bon pour la planète autant que pour la santé. Vous-même, vous mangez comment ?
Je pratique le bio depuis longtemps, je fais toujours mon marché dans les boutiques bio. Pour moi c’est assez naturel, je suis issu d’une culture alimentaire familiale de type méditerranéen qui a connu une belle époque : huile d’olive, agneau, mulets, rougets… Quand j’étais jeune, la mer n’était pas polluée, la terre n’était pas envahie de pesticides.
Durant l’Occupation, j’ai connu des jours bien maigres, on se suffisait de couenne de jambon, de topinambours ou de rutabagas. Après la guerre, je suis revenu à mon régime préféré.
Et puis, dans les années 1970, j’ai été très marqué par la lecture du rapport Meadows -Les limites à la croissance- , qui a été le moment de ma prise de conscience écologique. J’ai commencé à faire attention à l’environnement, à la notion de ressources finies ainsi que, au quotidien, à mon alimentation, dont le rapport expliquait clairement qu’elle devenait de plus en plus polluée par l’industrialisation.
Les alertes écologiques ne datent donc pas d’hier. Comment résister à ce phénomène, selon vous ?
C’est le consommateur qui détient aujourd’hui la force du changement. La résistance ne viendra pas des gouvernants, ils sont colonisés par de grands lobbys économiques, pharmacologiques et alimentaires. Par exemple, une majorité de députés ne s’oppose-t-elle pas à des formes d’étiquetage comme Nutriscore qui orienteraient pourtant mieux le consommateur ?
Au siècle dernier, les ouvriers amélioraient leur sort en faisant pression sur les gouvernements et les législateurs par le biais des syndicats et des partis, qui les représentaient. Aujourd’hui, cette force n’est plus la même, elle est passée du côté du consommateur qui dispose d’une puissance qui ne se connaît pas encore. Ce dernier dispose en effet de deux leviers radicaux : la sélection et le boycott. Sur l’alimentation, les produits jetables, l’obsolescence programmée, les pesticides, la qualité alimentaire, il peut agir.
Vous semblez assez, voire très optimiste sur la mobilisation générale des consommateurs.
Je suis réaliste. Cette mobilisation est la seule condition pour améliorer les choses. Il y a des forces énormes contre nous, qui ne voient jamais plus loin que le bout de leurs profits. Plus on refusera la standardisation, plus on s’alimentera en bio et en agriculture fermière, plus on favorisera les conditions d’émergence d’un autre paysage économique et alimentaire.
En tant que consommateur, quelle cuisine ou quel type de plat emportent votre adhésion ?
J’aime préparer le gratin d’aubergines que faisait ma mère. C’est elle qui m’a appris le goût des bonnes choses. A mon époque, les femmes travaillaient très peu à l’extérieur, ma mère était une ménagère qui disposait de temps pour apporter un soin qualitatif particulier à l’alimentation. Son gratin était spécial et particulièrement savoureux. Le préparer est assez compliqué, il faut éplucher les aubergines, les faire dorer, les écraser avec un filet d’huile d’olive, de l’ail et du fromage de brebis, après quoi on passe le plat au four… C’est un tour de main dont j’ai hérité de ma mère et qui me donne toujours beaucoup de bonheur !
Recueilli par Julien Claudel