L’exception alimentaire
Et si, demain, on faisait sortir du seul cadre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) l’alimentation, afin de pouvoir un jour développer des politiques publiques comme on le fait pour l’éducation, la santé ou le logement ?
Dans la famille des chercheurs qui plaident pour un monde où manger mieux est une nécessité, François Collart Dutilleul distille un discours simple et complexe à la fois. Pour lui, la question est de savoir si l’on peut « démarchandiser les produits agricoles et les traiter comme des biens fondamentaux », objets de politiques publiques garantissant les besoins fondamentaux alimentaires de la population.
En quoi ça consiste ?
La relocalisation de l’alimentation est un sujet à la mode. La crise sanitaire, combinée au contexte international et géopolitique parfois très chargé, ont refait la lumière sur le local, les notions d’autonomie et de souveraineté alimentaire. Dit d’une autre façon, c’est comme si on prenait conscience que la délocalisation de l’alimentation, en donnant la priorité au commerce international, a fini par constituer une anomalie. Il convient alors de savoir dans quelle mesure il est possible de développer des politiques publiques conduisant en partie à soustraire la terre et ses produits à ce système de libre marché mondialisé.
Comprendre d’où vient le contenu de nos assiettes et savoir comment re-territorialiser la production alimentaire n’est toutefois pas simple. De la fourche brésilienne à la fourchette australienne, de la farine de blé russe dans le gâteau du goûter à l’écrevisse chinoise en entrée d’un dimanche en famille, la mondialisation des échanges alimentaires dessine une architecture forcément complexe.
Développer une autre politique alimentaire qui s’apparenterait à une forme de souveraineté implique de pouvoir prendre des décisions en matière d’agriculture, d’achats de denrées, d’aménagement du territoire, de gestion du foncier… Il est indispensable de commencer par intégrer que choisir ses aliments suppose de les traiter autrement que comme des marchandises « ordinaires ».
Pour le chercheur François Collart Dutilleul, l’objectif n’est ni de promouvoir la désobéissance civile ni d’établir un protectionnisme local dans le secteur agroalimentaire. Il s’agit pour les producteurs de pouvoir choisir de vendre le fruit de leur travail sur leur territoire de production, à des prix qui leur garantit un revenu raisonnable, en contribuant par leur activité à la bonne santé économique, environnementale et sociale du territoire, tout cela pour le bien des citoyens qui trouvent également intérêt à s’approvisionner en produits locaux, de qualité et dont ils connaissent le mode de production. Cela ne prive en rien les producteurs de choisir de travailler pour l’exportation ni les consommateurs de profiter de produits alimentaires importés. Cela n’empêche pas non plus de cultiver des espèces non alimentaires sur un territoire ni de promouvoir des variétés nouvelles ou venues d’ailleurs…
Cela revient en fait à plaider en faveur d’un concept plus adapté aux besoins alimentaires de tous et aux missions des territoires : une exception alimentaire sur le modèle de l’exception culturelle, qui permettrait d’une part de remettre l’alimentation au premier plan et, d’autre part, de rééquilibrer la balance entre les besoins et les ressources des bassins de vie. Dans le domaine alimentaire, la seule logique de l’offre et de la demande a en tout cas prouvé ses limites !
Quelle traduction en restauration collective ?
Quand on parle de politiques publiques de l’alimentation, les cantines s’affichent naturellement comme le point de ralliement des préoccupations d’une meilleure santé commune, laquelle peut favoriser l’expression démocratique des aspirations de tous les acteurs d’un territoire. Manger mieux est politique, on le redit, et les collectivités locales ont un rôle à la fois précis et précieux à jouer.
En mars 2022, nous avons publié une tribune intitulée « Pour une exception alimentaire dans le code des marchés publics en Europe ». L’idée : on se rend bien compte que le droit du commerce international ne favorise pas vraiment les interactions vivantes entre les acteurs alimentaires des territoires. Beaucoup sont exclus de facto des appels d’offres des collectivités car non préparés ni équipés pour répondre à des démarches qui génèrent beaucoup de formalités et qui sont, au fond, plus adaptées aux sociétés de négoce et aux grands opérateurs agroalimentaires qu’aux petits producteurs. Une démocratie alimentaire devrait pouvoir s’affranchir de certaines règles de droit qui, si elles sont logiquement attendues pour certaines formes d’échanges (technologiques, matériels, biens et services non relocalisables…), s’avèrent tout simplement contrariantes pour aborder différemment ce bien fondamental et vital qu’est l’alimentation.
En ce sens, une exception alimentaire dans le code des marchés publics serait la porte d’entrée pour changer les choses, voire un petit cheval de Troie de la transformation des territoires par et pour l’alimentation. Car au-delà de la commande publique, c’est bien la manière de se nourrir collectivement et individuellement au quotidien et à l’échelle de générations entières qui est concernée.